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Hannah Arendt et la crise israélo-palestinienne : un héritage critique pour aujourd'hui

Dernière mise à jour : il y a 3 jours

Depuis la création de l'Etat d'Israël en 1948, le conflit israélo-palestinien s'est inscrit comme l'un des plus persistants de l'histoire contemporaine. Parmi les figures intellectuelles qui ont analysé ces événements, Hannah Arendt se distingue par ses prises de position souvent controversées.


Contexte historique de 1948 : création de l'Etat d'Israël et la Nakba


En 1948, la déclaration d'indépendance de l'Etat d'Israël marqua un tournant historique pour le peuple juif, longtemps persécuté. Cette année-là, le mandat britannique sur la Palestine prit fin, laissant place à un territoire divisé selon un plan de partition proposé par les Nations Unies en 1947. Ce plan, qui prévoyait la création de deux Etats, l'un juif et l'autre arabe, fut accepté par les dirigeants sionistes mais rejeté par les dirigeants arabes, qui y voyaient une injustice envers la population arabe majoritaire.


Le 14 mai 1948, David Ben Gourion proclama la création de l'Etat d'Israël. Pour le mouvement sioniste, c'était l'aboutissement d'un projet initié à la fin du XIXème siècle, visant à établir un foyer national pour les Juifs, notamment en réponse aux persécutions antisémites et à l'Holocauste. Cependant, cette indépendance déclencha une guerre quasi immédiate. Les armées de plusieurs pays arabes voisins (Egypte, Jordanie, Syrie, Irak et Liban) entrèrent en guerre contre le nouvel Etat. Ce conflit, connu comme la guerre israélo-arabe de 1948-49, aboutit à une victoire israélienne, mais également à des bouleversements humains et politiques majeurs.

Parallèlement à ces événements, la population palestinienne subit ce qui sera connu sous le nom de Nakba ("catastrophe" en arabe). Plus de 700 000 Palestiniens furent déplacés ou forcés de fuir leurs foyers, souvent à la suite de violences, d'expulsions organisées ou par crainte des combats. De nombreux villages palestiniens furent détruits, certains totalement rasés, et leurs habitants dispersés dans les pays voisins ou dans des camps de réfugiés. Parmi les épisodes les plus marquants de cette tragédie figure le massacre de Deir Yassin, où des membres de l'Irgoun et du groupe Stern attaquèrent un village palestinien, tuant des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants.

Ces événements furent décrits par Israël comme une conséquence inévitable de la guerre, mais pour les Palestiniens, la Nakba est une dépossession systématique. Ce moment a ancré un profond sentiment d'injustice et de perte au sein de leur mémoire collective. Il a également façonné les revendications palestiniennes pour le droit au retour, inscrit dans la résolution 194 des Nations Unies, qui reste un point central du conflit.


La création d'Israël transforma radicalement le paysage politique au Moyen-Orient. Pour les Juifs du monde entier, ce fut une victoire historique, la promesse d'un refuge après des siècles de persécution culminant avec l'Holocauste. Mais dans le monde arabe, la proclamation de cet Etat fut perçue comme un acte colonial imposé par les puissances occidentales. Ce ressentiment a nourri une opposition durable et a contribué à la montée du nationalisme arabe, particulièrement en réaction à ce qui était perçu comme une humiliation collective.

Le plan de partition de 1947, bien que jamais pleinement réalisé, reste une clé de compréhension de la situation actuelle. L'absence de création d'un Etat palestinien, combinée aux victoires militaires d'Israël qui ont élargi son territoire bien au-delà des lignes prévues par l'ONU, a laissé les Palestiniens sans nation reconnue. Ce déséquilibre initial a posé les bases des tensions géopolitiques et des cycles de violence qui perdurent aujourd'hui.


La Lettre au New York Times : Une Revendication de Souveraineté et de Légitimité


Le 2 décembre 1948, une lettre ouverte signée par plusieurs intellectuels juifs, dont Hannah Arendt et Albert Einstein, fut publiée dans le New York Times. Ce texte dénonçait la visite de Menahem Begin aux Etats-Unis et mettait en garde contre les dangers représentés par son parti, le Tnuat Haherut (ou Parti de la Liberté), héritier de l'organisation paramilitaire Irgoun. La lettre, empreinte de gravité, visait à alerter le public américain sur ce qu’elle qualifiait de menaces fascistes au sein même de l’Etat nouvellement créé d’Israël.


Dans cette lettre, les signataires exprimaient leur inquiétude quant à l’émergence du Parti de la Liberté, qu’ils comparaient sans détour aux régimes totalitaires européens. Ils écrivaient :

« Parmi les phénomènes politiques les plus inquiétants de notre époque, il y a dans l’Etat nouvellement créé d’Israël l’apparition du Parti de la liberté (…), un parti politique étroitement apparenté dans son organisation, ses méthodes, sa philosophie politique et son appel social aux partis nazis et fascistes. »


La lettre mettait en lumière les liens idéologiques et historiques entre le Tnuat Haherut et l’Irgoun, responsable d’actes de terrorisme en Palestine, dont le massacre de Deir Yassin. Les signataires rappelaient que ce massacre, perpétré en avril 1948, avait vu l'assassinat de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants palestiniens :

« Des bandes de terroristes ont attaqué ce village paisible, qui n’était pas un objectif militaire dans le combat, ont tué la plupart de ses habitants - 240 hommes, femmes et enfants - et ont maintenu quelques-uns en vie pour les faire défiler comme captifs dans les rues de Jérusalem. »


L’une des mitigations principales de la lettre était de s’opposer aux efforts de Begin pour obtenir un soutien financier et politique aux États-Unis. Les signataires exhortaient le public américain à examiner les objectifs du Parti de la Liberté et à rejeter toute collaboration avec ses leaders. Ils écrivaient :

« Avant que des dommages irréparables soient faits par des contributions financières, des manifestations publiques en soutien à Begin, et avant de donner l’impression en Palestine qu’une grande partie de l’Amérique soutient des éléments fascistes en Israël, le public américain doit être informé sur le passé et les objectifs de M. Begin et de son mouvement. »


La lettre critiquait également la manière dont Begin tentait de dissimuler les véritables intentions de son parti derrière un discours de façade :

« Aujourd’hui ils parlent de liberté, de démocratie et d’anti-impérialisme, alors que jusqu’à récemment ils ont prêché ouvertement la doctrine de l’Etat fasciste."


Pour Arendt et les autres signataires, cette lettre était bien plus qu’un simple avertissement. C’était un acte politique visant à défendre des idéaux universels de justice et à protéger l’Etat d’Israël de dérives nationalistes et autoritaires qui, selon eux, risquaient de compromettre sa légitimité et ses valeurs fondamentales. La lettre soulignait :

« C’est le timbre indubitable d’un parti fasciste pour que le terrorisme (contre les Juifs, les Arabes, ainsi que les Britanniques) et les fausses déclarations sont des moyens, et un État leader est l’objectif. »


Cette lettre fut bien reçue par certains cercles progressistes aux Etats-Unis, mais suscita également de vives réactions parmi les partisans de Begin et les sionistes conservateurs. Elle reste un document clé pour comprendre les débats internes au sein du judaïsme mondial à propos du sionisme, de la politique israélienne et des risques liés à l'extrémisme politique.


Le regard d'Hannah Arendt : tensions éthiques et politiques autour de la fondation d'Israël


Hannah Arendt, philosophe politique de renommée mondiale, a consacré une grande partie de ses écrits à la question juive, au sionisme et à la fondation de l'Etat d'Israël. Bien que profondément attachée à l'idée d'un refuge pour les Juifs après les persécutions qu'ils ont subies, elle se montrait critique envers le projet sioniste tel qu'il s'était développé. Ses positions sur la question israélo-palestinienne, souvent nuancées voire contradictoires, reflètent un effort sincère pour penser les enjeux complexes de justice, de souveraineté et de coexistence.


Arendt était consciente de l'importance d'un refuge pour les Juifs persécutés, notamment après l'Holocauste. Elle soutenait l'idée d'un espace où les Juifs pourraient vivre en sécurité et développer leur culture. Cependant, pour elle, la création de ce foyer national ne devait pas se faire au détriment des Arabes vivant en Palestine. Elle considérait que la coopération entre Juifs et Arabes était fondamentale pour garantir une coexistence pacifique et durable dans la région. La philosophe se montrait particulièrement sceptique à l'égard de la création d'un Etat juif fondé sur des bases ethniques. Dans un article publié en 1948, elle écrivait : "Un Etat juif, si jamais il est établi, ne pourra survivre qu'en devenant militariste et en dépendant d'un soutien extérieur."

Pour elle, la souveraineté juive en Palestine risquait d'entrainer une confrontation permanente avec la population arabe locale et les nations voisines, tout en isolant les Juifs du reste du monde. Arendt redoutait que cette approche ne conduise à un nationalisme exclusif, incompatible avec les idéaux d'universalité et de justice qu'elle défendait.

Elle s'opposa notamment au plan de partition de 1947 qui, selon elle, renforçait les divisions ethniques et territoriales. Elle plaidait plutôt pour un Etat binational, où les Juifs et Arabes pourraient coexister sur un pied d'égalité. Ce projet, bien que soutenu par certains intellectuels à l'époque, fut largement ignoré dans un contexte de tensions croissantes entre les deux communautés.


La philosophe fut particulièrement choquée par les méthodes employées par certaines factions sionistes pour établir et défendre l'Etat d'Israël. Elle dénonça avec force les massacres de civils palestiniens, tels que celui de Deir Yassin, et l'expulsion massive de populations arabes. Dans une lettre adressée à un ami, elle qualifia ces événements de "tragédie morale", affirmant que de telles actions saperaient les fondations éthiques de l'Etat juif naissant. Sa critique allait également à l'encontre de l'Irgoun et du groupe Stern, qu'elle accusait de promouvoir une vision fasciste du sionisme. Elle considérait que leur influence au sein de la politique israélienne menaçait les principes démocratiques et humanistes que l'Etat devrait incarner.

Hannah Arendt n'était pas une opposante systématique à l'Etat d'Israël. Elle soutint Israël lors des guerres de 1967 et 1973, estimant que le pays avait le droit de "se défendre contre ses ennemis". Toutefois, elle resta critique envers l'occupation des territoires palestiniens après 1967, qu'elle voyait comme une menace pour la moralité de l'Etat et une source d'instabilité à long terme.

Ses écrits sur Israël oscillent ainsi entre admiration et condamnation. Elle saluait les réalisations économiques, intellectuelles et sociales des pionniers sionistes en Palestine, mais dénonçait ce qu'elle percevait comme une dérive autoritaire et un mépris pour les droits des Arabes.


Hannah Arendt ne concevait pas la question juive comme un simple problème national, mais comme une problématique universelle liée à la justice, à la coexistence et à l'humanité. Pour elle, la fondation d'Israël aurait dû être l'occasion d'incarner des valeurs démocratiques et inclusives. Dans ses écrits, elle avertissait : " La survie d'Israël dépendra de sa capacité à dépasser les logiques d'exclusion et à reconnaitre la pleine humanité de ses voisins."


Israël et Palestine aujourd'hui : actualité des réflexions de la philosophe


Les réflexions d’Hannah Arendt sur Israël, la Palestine et le sionisme continuent d’éclairer les débats sur le conflit israélo-palestinien. Ses mises en garde contre le nationalisme exclusif, l’occupation et la militarisation excessive de l’État juif trouvent un écho dans les dynamiques politiques et sociales actuelles. À travers ces résonances, ses écrits offrent des clés de lecture pour analyser les tensions persistantes et envisager des alternatives fondées sur la justice et la coexistence.

La critique fondamentale d’Arendt envers un État juif basé sur une souveraineté ethnique se manifeste dans la réalité contemporaine. Aujourd’hui, l’État d’Israël se définit comme à la fois juif et démocratique, mais cette double identité soulève des contradictions majeures. Les politiques d’occupation des territoires palestiniens, l’expansion des colonies en Cisjordanie, et le traitement différencié des citoyens arabes d’Israël illustrent des tensions entre démocratie et exclusivisme ethnique.

Arendt aurait sans doute critiqué la Loi de l’État-nation adoptée en 2018, qui consacre le caractère juif d’Israël tout en marginalisant davantage ses citoyens arabes. Cette législation, perçue par beaucoup comme discriminatoire, confirme les craintes d’Arendt concernant la possibilité d’une démocratie pleinement inclusive dans un cadre exclusivement nationaliste.


La philosophe avait exprimé ses préoccupations quant à la militarisation de l’État israélien, qu’elle voyait comme une conséquence inévitable de la partition et de la guerre de 1948. Cette observation demeure pertinente à l’ère actuelle, où Israël maintient une occupation militaire en Cisjordanie et impose un blocus sur la bande de Gaza. L’occupation est non seulement une source de souffrance pour les Palestiniens, mais aussi une menace pour la moralité et l’identité d’Israël lui-même. Les abus commis par l’armée, les démolitions de maisons palestiniennes, et les restrictions imposées à des millions de personnes alimentent une perception d’Israël comme un État oppresseur, ce qui va à l’encontre de l’idéal humaniste qu’Arendt appelait de ses vœux.


La bande de Gaza, décrite souvent comme une « prison à ciel ouvert », illustre les préoccupations d’Arendt sur l’érosion des valeurs humaines dans un conflit prolongé. Depuis les années 2000, le blocus imposé par Israël et l’Égypte, combiné aux violences récurrentes, a entraîné une crise humanitaire massive. Les habitants de Gaza, qui vivent sous des conditions de pauvreté extrême et sans accès régulier à l’électricité ou à l’eau potable, incarnent le coût humain d’un conflit non résolu. Arendt dénonçait avec véhémence le danger des idéologies nationalistes et exclusives. Cette critique semble particulièrement pertinente dans un contexte où les discours politiques en Israël et dans les territoires palestiniens se radicalisent. En Israël, l’ascension de partis d’extrême droite et le durcissement des politiques envers les Palestiniens reflètent une tendance à privilégier des solutions unilatérales, souvent au détriment de la coexistence et des droits humains. Dans les territoires palestiniens, le désespoir face à l’occupation et l’absence de perspectives politiques favorisent la montée de groupes radicaux, rendant la résolution du conflit encore plus difficile.


Hannah Arendt accordait une grande importance à la mémoire et à la responsabilité historique. Aujourd’hui, le récit de la Nakba reste un point de tension majeur. Tandis qu’une partie du monde s’efforce de reconnaître les souffrances palestiniennes, le gouvernement israélien limite souvent la reconnaissance officielle de ces événements. Cette fragmentation de la mémoire empêche un dialogue véritable entre les deux parties et perpétue des perceptions conflictuelles de l’histoire.

Enfin, les solutions envisagées pour résoudre le conflit semblent de plus en plus éloignées des idéaux prônés par la philosophe. L’option à deux États, longtemps considérée comme la voie vers la paix, est aujourd’hui fragilisée par l’expansion continue des colonies et le refus d’un dialogue politique sérieux. Quant à l’option d’un État binational, elle est rejetée par la majorité des dirigeants israéliens et palestiniens, bien qu’elle reflète la vision inclusive d’Arendt. Dans ses écrits, elle n’a cessé de souligner l’importance de dépasser les divisions ethniques pour embrasser une justice universelle. Celle-ci aurait sans doute vu dans le conflit actuel une illustration tragique de ce qui se produit lorsqu’une approche purement nationaliste prime sur des valeurs humaines fondamentales. Ses écrits appellent à ré-imaginer le conflit non pas en termes de rivalités ethniques, mais comme une opportunité de bâtir une société fondée sur la coopération, l’égalité et la reconnaissance mutuelle.


 

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Lexique


Nakba : Mot arabe signifiant « catastrophe ». Désigne l'exode massif de plus de 700 000 Palestiniens lors de la création de l'État d'Israël en 1948, ainsi que la destruction de centaines de villages palestiniens.


Sionisme : Mouvement politique et idéologique né à la fin du XIXᵉ siècle, prônant la création d'un foyer national pour le peuple juif en Palestine, en réponse aux persécutions et à l'antisémitisme.


Irgoun : Organisation paramilitaire sioniste active pendant le mandat britannique en Palestine. Responsable d'attaques contre les Britanniques et les Arabes, ainsi que du massacre de Deir Yassin en 1948.


Tnuat Haherut ( Parti de la Liberté ) : Parti politique israélien fondé par Menahem Begin en 1948, héritier de l'Irgoun.


Plan de partition de 1947 : Plan proposé par l'ONU visant à diviser la Palestine en deux États, l’un juif et l’autre arabe, avec Jérusalem sous administration internationale.


Deir Yassin : Village palestinien où, en avril 1948, les forces de l’Irgoun et du groupe Stern ont perpétré un massacre, tuant des centaines de civils. Cet événement est devenu un symbole de la Nakba.


Loi de l'Etat-nation (2018) : Législation adoptée par la Knesset israélienne, affirmant qu'Israël est « l'État-nation du peuple juif ».


Blocus de Gaza : Mesures imposées depuis 2007 par Israël et l’Égypte, restreignant la circulation des biens et des personnes vers et depuis la bande de Gaza, provoquant une grave crise humanitaire.




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