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Crise migratoire en Italie : une gestion externalisée aux frontières de l'Europe

Dernière mise à jour : 12 déc.

La gestion des flux migratoires en Italie, sous le gouvernement de Giorgia Meloni, soulève des débats passionnés en raison de la complexité de la crise humanitaire et des solutions controversées adoptées. Face à la pression accrue des arrivées des personnes migrantes en Méditerranée, Rome a signé des accords bilatéraux avec des pays non-membres de l'Union européenne, tels que la Tunisie et l'Albanie, afin de déléguer une partie de la gestion des personnes migrantes interceptées en mer. Ces accords, bien que présentés comme des réponses pragmatiques, soulèvent d'importantes questions éthiques et juridiques.


L'accord Italie-Tunisie : une aide économique contre la répression des départs


L'accord signé en 2023 entre l'Italie et la Tunisie représente une pierre angulaire de la stratégie de gestion migratoire du gouvernement de Giorgia Meloni. En réponse à la pression croissante des arrivées de personnes migrantes en Italie, ce partenariat a pour objectif principal de réduire les flux migratoires illégaux en provenance d'Afrique du Nord. L'Italie, en tant que premier pays européen touché par les débarquements de migrants via la Méditerranée, a vu dans cet accord une opportunité de contrôler les départs dès leur point d'origine.


L'accord entre l'Italie et la Tunisie est à la fois économique et sécuritaire. Sur le plan économique, il inclut une aide financière substantielle de l'Italie destinée à stabiliser l'économie tunisienne, en contrepartie d'un engagement fort du gouvernement tunisien à limiter les départs de migrants vers l'Europe. Dans un contexte de crises multiples (économique, sociale et politique), cette aide vise à renforcer les capacités du pays à surveiller et à intercepter les migrants tentant de rejoindre l'Italie par des voies irrégulières. En retour, l'Italie s'engage à accepter 4000 travailleurs migrants tunisiens dans le cadre de voies légales de migration, une initiative destinée à créer des canaux régulés et maîtrisés pour l'immigration tout en réduisant la pression de la migration clandestine. En outre, cet accord s'inscrit dans une stratégie plus large de lutte contre les réseaux de passeurs, qui exploitent les migrants en les embarquant sur des bateaux précaires pour traverser la Méditerranée. L'Italie apporte un soutien logistique et financier à la Tunisie pour renforcer ses moyens de surveillance maritime et de contrôle des frontières. Cela inclut non seulement des patrouilles renforcées, mais aussi des équipements tels que des bateaux et des radars pour détecter les tentatives de départ en mer.


En contrepartie de cette aide, la Tunisie s'est engagée à intensifier ses efforts pour prévenir les départs illégaux, notamment en réprimant plus sévèrement les migrants tentant de quitter son territoire pour rejoindre l'Europe. Ce volet de l'accord, qui concerne principalement les migrants subsahariens, a provoqué une vague de critiques de la part des organisations humanitaires et des défenseurs des droits humains. Le régime tunisien, sous la présidence de Kaïs Saïed, a multiplié les arrestations de migrants, souvent dans des condition extrêmes et violentes.


De nombreux rapports de terrain ont fait état de pratiques répressives, telles que des rafles, des arrestations massives et des expulsions forcées. Ces personnes migrantes sont donc souvent arrêtées dans les rues ou lors de tentatives de départ puis expulsés vers des zones désertiques proches des frontières algériennes et libyennes. Abandonnées dans des conditions inhumaines, sans eau ni nourriture, ces personnes se retrouvent exposées à des risques graves pour leur vie. Ces pratiques ont été largement dénoncées par des ONG comme Amnesty International et Human Rights Watch, qui ont qualifié ces expulsions de "traitements cruels et dégradants".


Par ailleurs, la répression ne se limite pas aux migrants en transit vers l'Europe. Kaïs Saïed, dans ses discours, a également imputé aux migrants subsahariens la responsabilité de problèmes sociaux en Tunisie, allant jusqu'à affirmer qu'ils participaient à "un complot pour modifier la démographie du pays". Ces propos, couplés aux mesures répressives, ont alimenté un climat xénophobe en Tunisie, où les migrants subsahariens font face à une stigmatisation croissante, à des violences physiques et à des discriminations exacerbées.


L'une des critiques majeures de cet accord réside dans le soutien implicite qu'il apporte au régime de Kaïs Saïed, souvent décrit comme autoritaire. Le président tunisien, élu en 2019, a progressivement concentré tous les pouvoirs entre ses mains, suspendant le parlement en 2021 et gouvernant par décret. Ses dérives autoritaires et ses mesures répressives contre l'opposition et les médias ont suscité des inquiétudes sur la dérive démocratique de la Tunisie, un pays qui était auparavant considéré comme un modèle démocratique après les révolutions du Printemps arabe. En concluant cet accord avec la Tunisie, l'Italie se retrouve accusée de fermer les yeux sur ces abus, en échange d'une promesse de répression accrue de la migration illégale. De nombreux observateurs estiment que cet accord légitime et renforce un régime qui utilise les migrants comme boucs émissaires pour détourne l'attention des crises internes. En soutenant financièrement un tel régime, l'Italie se trouve en position délicate, car elle contribue indirectement à la répression des migrants, tout en prétendant défendre des valeurs européennes fondées sur les droits humains.


L'accord Italie-Albanie : externalisation de la crise migratoire aux frontières de l'Europe


L'accord signé entre l'Italie et l'Albanie en 2023 représente une initiative novatrice mais très controversée, en matière de gestion des flux migratoires. Pour la première fois, un Etat membre de l'Union européenne a décidé d'externaliser une partie importante de son processus de gestion migratoire vers un pays non-membre de l'UE. Ce partenariat, d'une durée initiale de cinq ans, vise à soulager l'Italie de la pression migratoire croissante en déplaçant une partie de la responsabilité de l'accueil des migrants vers l'Albanie.


Depuis plusieurs années, l'Italie se trouve à la pointe de la crise migratoire en Europe, en raison de sa position géographique en Méditerranée centrale, un point de passage privilégié pour les migrants venant d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. En 2023, environ 158 000 migrants sont arrivés sur les côtes italiennes, un chiffre en forte hausse par rapport aux années précédentes. Face à cette situation, le gouvernement de Giorgia Meloni a cherché à innover en matière de gestion migratoire, d'où la signature de cet accord avec l'Albanie. L'idée est simple : les migrants interceptés en mer par les gardes-côtes italiens sont transférés vers deux centres d'accueil en Albanie, où ils sont hébergés pendant que leur demande d'asile est examinée.


Les femmes, les enfants et les personnes considérées comme vulnérables ne sont pas concernées par cet accord. Les migrants, principalement des hommes adultes, seront donc transférés en Albanie après un contrôle initial effectué sur des navires militaires italiens.

Les centres sont soumis à une stricte surveillance. Bien que situés en Albanie, ils sont sous juridiction italienne, ce qui signifie que la gestion administrative des migrants, y compris le traitement de leurs demandes d’asile, relève des autorités italiennes. En revanche, la sécurité extérieure des camps est assurée par les forces de l’ordre albanaises. Les personnes migrantes sont logées dans des préfabriqués, avec des installations rudimentaires, dans des espaces clôturés et surveillés en permanence. Selon certaines sources, ces centres sont conçus pour une durée maximale de séjour de quatre semaines, pendant laquelle les demandes d’asile des migrants sont censées être traitées.

Toutefois, des inquiétudes existent quant à la capacité de l’Albanie à accueillir un nombre croissant de personnes. Les infrastructures sur place, bien que récemment construites sont limitées en terme de capacité d’accueil, et des organisations humanitaires ont déjà pointé du doigt les conditions de vie précaires dans ces centres. L’accès à des services essentiels comme l’eau, l’électricité et les soins de santé est restreint, ce qui a provoqué une levée de boucliers de la part de diverses ONG.


Problèmes éthiques et juridiques liés à l’externalisation


L’externalisation de la gestion des migrants vers un pays tiers pose de nombreuses questions, tant qu’un point de vue juridique qu’éthique. Premièrement, cette pratique éloigne les personnes migrantes des territoires de l’Union européenne, compliquant ainsi leur accès aux droits garantis par le droit européen et international. Ces personnes sont physiquement éloignés des tribunaux européens et des organisations de défense des droits humains, rendant plus difficile l’exercice de leurs droits et la contestation d’éventuelles décisions administratives ou juridiques.


Deuxièmement, la durée de rétention prolongée dans ces centres suscite de vives critiques. Bien que les migrants soient censés être détenus pour une durée maximale de quatre semaines, les retards dans le traitement des demandes d’asile ou l’impossibilité de renvoyer certaines personnes vers leur pays d’origine pourraient entraîner une rétention beaucoup plus longue. Cela pourrait transformer ces centres en lieux de détention prolongée, sans les garanties juridiques normalement accordées aux demandeurs d’asile en Europe.


De plus, cette externalisation a été qualifiée par certains experts de « contournements des obligations européennes ». En effet, en déplaçant la gestion migratoire hors des frontières de l’UE, l’Italie et potentiellement d’autres États membres pourraient éviter de se conformer aux normes européennes en matière de droits humains, en déléguant cette responsabilité à des pays tiers comme l’Albanie. Cela fragilise le cadre juridique européen et risque de créer un précédent dangereux où les droits des personnes migrantes sont sacrifiés au nom de la gestion des flux migratoires.


L’accord entre l’Italie et l’Albanie, bien que présenté comme une solution innovante pour soulager les infrastructures italiennes, présente des risques pour l’Albanie elle-même. L’arrivée de plusieurs milliers de migrants en Albanie pourrait créer des tensions sociales et politiques, dans un pays encore en transition économique et politique après des décennies de régime communiste.


D’un point de vue économique, bien que l’Italie s’engage à verser une aide financière pour compenser les coûts liés à l’accueil des migrants, cette aide pourrait s’avérer insuffisante face aux défis à long terme. L’Albanie, qui dispose de ressources limitées, pourrait se retrouver submergée si le nombre de personnes transférées dépasse la capacité de ses infrastructures.


Sur le plan social, la présence de ces centres pourrait alimenter des sentiments de rejet et d’hostilité envers les personnes migrantes. Si l’Albanie a jusqu’à présent fait preuve d’ouverture, cette situation inédite pourrait entraîner une montée de la xénophobie et des tensions entre les communautés locales et les migrants. Cette dynamique pourrait affecter la stabilité sociale et politique du pays, surtout si la gestion de ces centres se prolonge dans les temps à cause des retards dans les procédures d’asile ou les renvois prolongés.


Un précédent pour l’Europe : les risques de l'externalisation


L’accord Italie-Albanie pourrait créer un précédent en Europe. Si cette stratégie s’avère efficace pour l’Italie, d’autres pays de l’UE pourraient être tentés d’adopter des mesures similaires, déléguant ainsi la gestion de leurs flux migratoires à des pays tiers en dehors de l’Union européenne. Cela constituerait un tournant dans la politique migratoire européenne, qui pourrait de plus en plus s’éloigner de ses obligations humanitaires et des normes en matière de droits humains.


Une généralisation de cette approche pourrait entraîner la création de nouveaux hubs de rétention migratoire hors de l’UE, où les conditions de détention et les standards de protection des migrants seraient bien en deçà des normes européennes. Cela affaiblirait davantage le système de protection des réfugiés mis en place après la Seconde Guerre mondiale, et marquerait une régression en termes de droits humains.


Quelle solution durable pour l’Europe ?


Les accords bilatéraux entre l’Italie, la Tunisie et l’Albanie mettent en lumière les tensions et contradictions de la politique migratoire de l’Union européenne. Si ces accords peuvent temporairement alléger la pression sur les infrastructures italiennes et répondre à des enjeux nationaux de gestion des flux migratoires, ils risquent d’exacerber les violations des droits humains, tout en éloignant l’Europe de ses propres principes humanitaires.


L’un des principaux défis actuels de l’Europe réside dans le manque de coordination et de solidarité entre les États membres face a la crise migratoire. Les pays en première ligne, comme l’Italie, la Grèce et l’Espagne, supportent une charge disproportionnée, tandis que d’autres États membres demeurent réticents à accueillir des migrants ou à partager les responsabilités. Pour construire donc une solution durable, il est fondamental que l’Union européenne adopte un véritable mécanisme de répartition, qui repose sur des principes d’équité et de responsabilité partagée. Un tel mécanisme permettrait de répartir les demandeurs d’asile de manière plus équilibrée entre les États membres, en tenant compte des capacités et des ressources de chaque pays. Cette solidarité renforcée pourrait ainsi réduire la pression sur les pays en première ligne, limitant leur besoin de recourir à des accords controversés avec des pays tiers.


Les accords signés montrent les limites de l’approche sécuritaire et répressive de la migration. Cette approche, centrée sur la fermeture des frontières et la lutte contre les flux migratoires irréguliers, a souvent pour conséquence d’encourager le développement des réseaux de passeurs et d’exposer les migrants à des dangers accrus. Pour une gestion migratoire plus humaine et efficace, l’Europe doit envisager la création de voies légales et sûres pour la migration. Cela inclut l’augmentation des quotas de réinstallation pour les réfugiés, la mise en place de programmes de visas humanitaires et la facilitation des procédures de regroupement familial. En offrant des alternatives légales et sécurisées, l’UE pourrait non seulement réduire la demande pour les routes migratoires clandestines, mais aussi mieux contrôler et intégrer les flux migratoires. Ces voies légales garantiraient aux migrants un accès aux droits fondamentaux dès leur arrivée en Europe, contribuant ainsi à une gestion plus digne et humaine de la migration.


Une gestion durable des migrations passé également par des conditions d’accueil et d’intégration appropriées pour les migrants arrivant en Europe. Actuellement, de nombreux États membres manquent de ressources et de personnel pour assurer un accueil digne et rapide aux demandeurs d’asile, ce qui se traduit par des camps surpeuplés et des conditions de vie précaires dans des centres de rétention. Investir dans des infrastructures et des services d’intégration est donc important pour permettre aux personnes migrantes de participer pleinement à la vie économique et sociale du pays d’accueil. Cela inclut des programmes de formation linguistique, d’accompagnement professionnel et d’accès aux soins de santé et à l’éducation. Ces efforts permettraient non seulement de répondre aux besoins des migrants, mais aussi de favoriser leur contribution positive aux sociétés européennes, rendant ainsi la migration plus bénéfique pour l’ensemble des parties prenantes.


Les accords de coopération avec des pays comme la Tunisie ou l’Albanie mettent en lumière l’importance de collaborer avec les pays d’origine et de transit des migrants. Cependant, une approche durable exige que ces partenariats se basent sur le développement et la stabilité, plutôt que sur des mesures strictement sécuritaires et répressives. Plutôt que de se limiter à financer des mesures de contrôle des frontières, l’Union européenne pourrait investir dans des programmes de développement socio-économique dans les pays d’origine des personnes migrantes. Ces partenariats de développement solidaire pourraient inclure des projets visant à améliorer l’accès à l’éducation, à l’emploi et aux services de santé, afin de réduire les causes profondes de la migration, comme la pauvreté et le manque d’opportunités. En soutenant les économies locales, l’Europe contribuerait à créer un environnement plus stable, permettant aux individus de construire leur avenir dans leur pays d’origine, sans avoir à risquer leur vie en tentant de rejoindre l’Europe.


Les accords avec des pays tiers doivent inclure des garanties explicites pour le respect des droits humains. Actuellement, ces accords sont critiqués pour les abus et les conditions inhumaines dans les centres de rétention, qui sont souvent éloignés des normes européennes en matière de protection des droits. Pour éviter les dérives, l’UE devrait exiger des garanties de traitement humain et de respect des droits fondamentaux dans tous les partenariats migratoires. L’UE pourrait ainsi créer des mécanismes de contrôle et de suivi indépendant, en partenariat avec des organisations internationales et des ONG, pour s’assurer que les migrants ne soient pas exposés à des mauvais traitements ou à des détentions prolongées.


Les solutions à la crise migratoire ne peuvent se limiter à des réponses nationales ou bilatérales : elles nécessitent une approche collective et cohérente à l’échelle européenne. En privilégiant des solutions de solidarités, en investissant dans des voies légales pour la migration, et en intégrant les droits humains au cœur des politiques migratoires, l’Europe peut se doter d’une politique migratoire à la fois efficace et respectueuse de ses valeurs.


La question migratoire reste l’un des défis les plus urgents pour l’Union européenne, qui doit trouver un équilibre entre la gestion des flux et la protection des droits humains. Seule une politique qui combine ces deux dimensions pourra offrir une réponse durable, éviter les crises humanitaires répétées et renforcer la solidarité entre les États membres.


 

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Lexique


Révolution du printemps arabe : La révolution du Printemps arabe désigne une série de mouvements de protestation et de révoltes populaires qui ont éclaté en 2010-2011 dans plusieurs pays arabes, notamment la Tunisie, l'Égypte, la Libye, et la Syrie, pour revendiquer davantage de liberté, de justice sociale et la fin de la corruption. En Tunisie, le Printemps arabe a conduit au renversement du président Zine el-Abidine Ben Ali, marquant le début d'une transition démocratique dans le pays et inspirant des soulèvements similaires dans toute la région.


Réseaux de passeurs : Les réseaux de passeurs sont des organisations criminelles qui facilitent le passage clandestin des migrants d'un pays à un autre, souvent en échange de sommes d'argent élevées. Exploitant la vulnérabilité des migrants, ces réseaux les exposent à des conditions de voyage extrêmement dangereuses, notamment lors de traversées en Méditerranée sur des embarcations précaires.


Demande d'asile : La demande d'asile est une procédure par laquelle une personne sollicitant une protection internationale cherche à obtenir le statut de réfugié dans un autre pays, en raison de persécutions ou de menaces graves dans son pays d'origine. Les demandeurs d'asile ont droit à une évaluation de leur situation individuelle et, en cas de réponse positive, à la protection et aux droits associés au statut de réfugié.

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